L’écho des campagnes

L’écho des campagnes 1

Présentation de cas d’apprentissage horizontal qui ont réussi

Peter Rosset , La Via Campesina

« L’Université » ne se trouve plus au centre de la production des savoirs – si tant est qu’elle s’y soit jamais trouvée. Dans le monde actuel, la plus grande partie des nouveaux savoirs et même des théories, sur les alternatives au développement conventionnel et exclusif, sont produites par les mouvements sociaux.
J’ai eu l’opportunité de participer à l’un de ces processus d’auto-apprentissage de La Via Campesina (LVC). Dans ce cas précis, l’objet de l’analyse était le mouvement agro-écologique de l‘Association nationale des paysans de Cuba (ANAP-Via Campesina) dénommé campesino-a-campesino (de paysan à paysan). Il s’agit de l’un des meilleurs exemples de réussite dans la diffusion de l’agro-écologie dans la cadre de la souveraineté alimentaire. En un peu plus de dix ans, en utilisant délibérément une méthodologie sociale, l’ANAP a construit un mouvement social d’agro-écologie au sein de son organisation paysanne nationale. Ce mouvement arrive maintenant à inclure 50% des familles paysannes de Cuba qui utilisent peu ou pas d’intrants extérieurs à la ferme, leurs méthodes sont agro-écologiques et la contribution du secteur paysan à la production alimentaire nationale totale et relative est montée en flèche, stimulant ainsi la souveraineté alimentaire.
LVC et l’ANAP voulaient que les paysans reconstruisent leur histoire et analysent les facteurs de leur succès. Ils demandaient aussi que les résultats de cette analyse soit présentés sous un format qui, non seulement aide l’ANAP dans son processus interne mais aussi permette à d’autres organisations dans d’autres pays de tirer des enseignements utiles. Une petite équipe s’est déplacée dans toute l’île, a organisé des ateliers dans les coopératives paysannes afin d’écouter les paysans de ce mouvement, raconter et recréer leur histoire, tirant eux-mêmes les enseignements de leur expérience. L’équipe s’est chargée de recueillir les informations dans un livre qui est maintenant utilisé dans les écoles de formation de LVC et en soutien au travail de la campagne.
D’autres équipes de LVC sont maintenant engagées dans des processus d’analyse semblables, par exemple l’expérience du Mouvement paysan d’agriculture naturelle à zéro budget dans le sud de l’Inde, dans laquelle des millions de paysans indiens ont arrêté d’acheter des intrants chimiques et ont augmenté la production grâce à des méthodes autonomes et écologiques.

L’écho des campagnes 2

La souveraineté alimentaire dans les Andes

Maruja Salas

Ce document présente des personnes qui font partie de communautés autochtones, engagées dans la souveraineté alimentaire. Le pouvoir de la nature est omniprésent dans leur pensée et elles défendent leurs droits individuels et collectifs à une alimentation saine. Leur façon de s’exprimer est paisible, mais reste vague et quelquefois même énigmatique. Leur savoir commun est exprimé avec divers degrés de cohérence. Et pourtant, quand ces personnes parlent de leur vie, des soins, de l’agriculture, de la pêche, de l’élevage, c’est la joie qui ressort, avec une vision du monde où travail et célébration sont en harmonie. Il y a aussi une profonde spiritualité dans l’attention qu’elles portent aux signes émanant de la nature particulièrement envers les montagnes sacrées de l’Altiplano et la Terre Mère. Ces femmes et ces hommes utilisent avec aise le symbolisme de l’interprétation des rêves pour guider la sélection des semences, la cuisine, le stockage des aliments, veillant constamment sur le bien-être de la famille en suivant les règles traditionnelles. Vous trouverez de plus amples informations sur leur travail sur le site internet du Programme Andin pour la Souveraineté alimentaire.

Lucía Paucara

Lucía vient de Vilurcuni où elle a passé la plupart de ses 54 ans à travailler les champs et à ramasser des pommes de terre afin de nourrir sa famille. Les pommes de terre sont comme des enfants pour elle, elle célèbre toutes les étapes de leur croissance. Ses champs sont près du lac, elle produit donc plusieurs variétés de pommes de terre pour cuisiner les différents plats locaux : la patasca, le chayro et la watia. Sa famille immédiate et ses relations qui vivent à Lima et à Tacna, ne connaitront jamais la faim car elle produit assez de pommes de terre pour eux tous.

Presentación Velásquez

Presentación a appris avec sa grand-mère à cultiver les produits andins selon le système Aynoqas (une agriculture de rotation) ainsi qu’à repousser la grêle en mobilisant la communauté entière. Elle a promis à ses petites filles de continuer à travailler les champs jusqu’à sa mort pour que toute sa famille ait assez de pommes de terre et de céréales pour leur consommation personnelle sans avoir à en acheter au marché.

Domitila Taquila
Domitila vit à Aychullo, elle n’est pas née avec beaucoup de savoirs, dit-elle, mais elle a appris dans les champs avec sa grand-mère. Sa mère lui a appris à tisser et à cuisiner. Sa capacité à lire les indicateurs naturels lui a été révélée par des rêves. Aujourd’hui, elle enseigne à ses enfants les avantages des produits cultivés dans ses champs sur les denrées alimentaires contaminées vendues au marché.

Encadres

Encadré 1

Décoloniser la recherche et les relations : revitaliser les routes commerciales traditionnelles

Des spécialistes autochtones et des détenteurs des savoirs traditionnels en Colombie-Britannique, au Canada, mettent au point un protocole de recherche visant à orienter leur recherche collaborative. Le groupe de travail sur la souveraineté alimentaire autochtone (WGIFS) réunira d’importants spécialistes autochtones et des détenteurs des savoirs traditionnels autour du sujet des Grease Trails (routes commerciales traditionelles) afin de solliciter des contributions et des orientations pour développer sa stratégie et son protocole de recherche. Le projet de recherche Revitalizing Grease Trails (revitaliser les routes commerciales traditionnelles) a fait suite à une série de réunions de planification stratégique et au grand nombre de propositions de recherche reçues de nombreuses organisations et institutions consacrées à la recherche au Canada.
Un atelier pour discuter de la stratégie et du protocole de recherche tracera les grandes lignes des critères qui permettront au WGIFS d’entreprendre des recherches qui soient dans la ligne stratégique de la vision, des valeurs et des objectifs des communautés. Le protocole tracera les grandes lignes d’un processus éthique pour mener un travail interculturel (entre les cultures autochtones et non-autochtones) afin de décoloniser les méthodologies pour analyser la littérature sur le sujet et réaliser, au sein de la communauté, des entretiens qui feront la lumière sur des questions, des préoccupations, des situations et des stratégies pertinentes. Les stratégies de décolonisation des méthodologies vont des pratiques quotidiennes qui favorisent davantage de cultures, récoltes et partages des aliments autochtones, à un enjeu plus complexe de pensée critique et de refonte des cadres institutionnels et des méthodologies de recherche. Dans ce contexte, l’atelier constituera un espace et un temps pour concentrer le dynamisme et les idées qui mèneront au développement d’un modèle de protocoles culturellement pertinents pour placer les visions, voix, paradigmes et priorités autochtones dans les cadres institutionnels pour la recherche et le développement communautaire. La stratégie de recherche conduira à la génération d’un ensemble de connaissances qui, au final, permettront aux communautés autochtones de mener des recherches selon leurs propres termes et de répondre plus efficacement à leurs propres besoins en aliments adaptés à leur culture.

Encadré 2

Alliance ONG-universitaires pour la recherche sur le genre, la nutrition et le droit à l’alimentation

Alors que de si nombreuses voix appellent à inclure les femmes et à considérer la perspective du genre dans la sécurité alimentaire, pourquoi le statut des femmes et des filles ne s’améliore toujours pas? Cette question a conduit à la création d’une alliance entre les ONG et les universitaires afin de développer une approche ciblée sur le genre, la nutrition et le droit humain à une alimentation adéquate et à la nutrition. Les organisations de la société civile (FIAN International et l‘Association Genevoise pour l’Alimentation Infantile (GIFA), membre du réseau international des groupes d’action pour l’alimentation infantile (International Baby Food Action Network, IBFAN)) ont une longue expérience de recueil d’informations sur des cas de violations et d’atteintes au droit à une alimentation adéquate et à la nutrition, en collaboration avec les communautés touchées et les mouvements sociaux, et avec les compétences théoriques et en matière de recherche sur le sujet du groupe de recherche sur les droits à la nutrition et le genre, constitué de chercheurs de l’université de Syracuse en coopération avec l’université de Hohenheim. Leurs travaux ont constaté que le cadre pour la sécurité alimentaire existant pour le droit à une alimentation adéquate et à la nutrition ne permet pas d’identifier les causes structurelles de la faim et la malnutrition sous toutes ses formes, et ne permet donc pas de proposer les politiques publiques adéquates ni les programmes nécessaires pour en venir à bout. À partir des débats tenus lors de deux ateliers publics, un cadre conceptuel élargi [Ce cadre conceptuel élargi est proposé dans l’ouvrage d’Anne C. Bellows, Flavio L.S. Valente, et Stefanie Lemke. (Eds.) Gender, Nutrition and the Human Right to Adequate Food: towards an inclusive framework. New York : Taylor & Francis/Routledge. (Date de publication prévue : 2014).] pour le droit à une alimentation adéquate et à la nutrition a été proposé. Ce cadre élargi pour le droit à une alimentation adéquate et à la nutrition, fondé sur le cadre pour la souveraineté alimentaire et qui prend en compte les aspects de la détermination selon le sexe, des droits des femmes et de la nutrition, vise à soutenir les luttes des peuples contre l’accaparement des terres et contre les poids lourds de l’industrie agroalimentaire, entre autres. Il cherche également à aiguiser les outils de défense des droits humains, en les ajustant aux défis actuels afin de fournir des mécanismes adéquats pour garantir à chaque être humain, et en particulier aux plus défavorisés et marginalisés dans nos sociétés, de vivre dans la dignité.

Encadré 3

Équilibrer les forces par la recherche pour la souveraineté alimentaire

La recherche pour la souveraineté alimentaire vise à renforcer le rôle des acteurs les plus faibles (paysans et producteurs marginalisés, femmes…) dans la production et la validation des savoirs [Ces réflexions se basent sur des actions et recherches participatives en cours avec des communautés autochtones et locales dans l’Altiplano andin (Bolivie et Pérou), en Asie (Inde, Indonésie, Népal et Iran), en Europe (France, Italie, Royaume-Uni) et en Afrique de l’Ouest (Mali) où la recherche est faite avec, pour et par les populations – plutôt que sur la population – afin d’étudier comment on peut maintenir des systèmes alimentaires riches d’une biodiversité contrôlée localement. Voir Pimbert, 2012]. La recherche qui équilibre les forces vise à intervenir tout au long de l’ensemble du cycle de recherche et développement (R&D). Considérer l’ensemble du cycle de R&D (y compris la recherche scientifique et technologique, les évaluations des résultats et des conséquences sur la recherche, le choix de priorités stratégiques en amont pour la R&D, et l’encadrement des grandes politiques), cela permet de passer des concepts étroits de la recherche participative qui confine les non-chercheurs à une tâche qui se trouve à la fin du développement de la technologie (par exemple, sélection variétale participative), à une approche plus inclusive où les paysans et d’autres citoyens peuvent définir en amont les priorités stratégiques de recherche et les régimes de gouvernance.
À cet égard, les facteurs déterminants suivants sont importants lorsqu’ils sont associés :
Consentement préalable libre et éclairé, règles d’engagement établies conjointement, et un code de déontologie ayant fait l’objet d’un accord mutuel entre les producteurs d’aliments et les chercheurs. Constitution d’espaces sûrs – des espaces qui ne soient pas intimidants, où les paysans et paysannes et les autres acteurs impliqués puissent être en confiance, débattre, analyser, se mobiliser et agir sur la base d’une vision partagée.
Renversement des pratiques et rôles professionnels normaux. Par exemple, recherche menée par et avec les producteurs d’aliments eux-mêmes, – avec des professionnels externes pour faciliter et soutenir ce travail. Les paysans et paysannes marginalisé(e)s se trouvent au centre du processus, à la place des agriculteurs plus aisés, des centres de recherche, des scientifiques, des théories abstraites, et sans biais pro-urbains.
Justice cognitive – reconnaissance du droit à l’existence de différents systèmes de connaissance. L’idée de justice cognitive met l’accent sur le droit à ce que différentes formes de connaissance – et de pratiques, modes de subsistance, façons d’être et écologies qui y sont associées, coexistent.
Examen par les pairs élargi. Les agriculteurs à petite échelle comme les scientifiques doivent être impliqués dans la co-validation des connaissances et des résultats des dialogues interculturels. Nous devons reconnaître là qu’il existe beaucoup de perspectives légitimes pour chaque sujet. Chaque acteur, qu’il soit paysan ou scientifique, a des connaissances partielles et incomplètes. L’examen par les pairs « élargi » est nécessaire à une époque où « l’on ne sait pas ce que l’on ne connaît pas » et où partout, chacun fait face aux incertitudes d’un monde qui change rapidement (changement climatique et environnemental, marchés instables…).
La communication pour le changement ne devrait pas être vue comme un droit exclusif des professionnels de la communication qui travaillent dans les instituts de recherche scientifiques et politiques ainsi que dans les entités de développement de agricole. Il est nécessaire de renouveler les pratiques en matière de communication et d’allocation des ressources, afin qu’elles renforcent la décentralisation et la dispersion du pouvoir. Les progrès dans les nouvelles technologies de la communication (caméra vidéo numérique, radio, internet) ainsi que le théâtre populaire, l’élaboration de cartes et les techniques de visualisation offrent de nouvelles opportunités de décentralisation et démocratisation de la production du savoir et des messages de communication – en permettant que même des communautés paysannes vivant dans des villages isolés puissent partager des récits et des messages qui peuvent influencer les programmes de recherche, les politiques et les pratiques aux niveaux local, national et international.

Encadré 4

Recherche agricole pour la souveraineté alimentaire en Afrique de l’Ouest

Dans le cadre de l’initiative Democratising Food and Agricultural Research, une série de jurys citoyens ont été organisés au Mali au cours des sept dernières années. Leur objectif était de permettre à des simples paysans et d’autres producteurs d’aliments, hommes et femmes, de faire des recommandations de politiques après interrogatoire de témoins spécialistes appartenant à différents milieux. Trois jurys citoyens ont examiné les thèmes suivants :
1. OGM et l’avenir de l’agriculture au Mali.
2. Quel type de connaissances et de recherche agricole les petits producteurs et transformateurs d’aliments veulent-ils ?
3. Comment démocratiser la gouvernance de la recherche sur l’alimentation et l’agriculture ?
Les jurys citoyens ont été guidés par un groupe de supervision afin de garantir que l’ensemble du processus soit crédible, représentatif, sérieux, juste, et qu’il ne soit pas récupéré par un groupe défendant un intérêt ou une perspective particuliers.

Les jurés paysans ont, en tout, fait plus de 100 recommandations sur les priorités et la gouvernance de la recherche agricole pour l’Afrique de l’Ouest. Les recommandations ont porté sur des questions telles que les modèles de production agricole, le régime foncier et les droits de propriété, les marchés alimentaire et agricole, ainsi que des questions de financement de la recherche, d’organisation, de pratiques et de gouvernance.

Lors du suivi de ce processus de délibération unique, les paysans d’Afrique de l’Ouest ont demandé à entretenir un dialogue politique avec l’Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA) et ses principaux bailleurs de fonds. Les paysans voulaient avoir une discussion face à face avec l’AGRA sur les priorités de la recherche parce que l’AGRA est un acteur majeur dans l’élaboration du programme de la recherche agricole pour le développement de l’Afrique de l’Ouest. Ce dialogue politique a eu lieu à Accra (Ghana) du 1er au 3 février 2012. Cette rencontre de trois jours a été présidée par le Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation, Olivier de Schutter, et des représentants de communautés agricoles d’Asie, d’Afrique de l’Est et d’Amérique latine y ont assisté également. Une connexion vidéo avec Londres a permis aux bailleurs de fonds et députés britanniques de participer eux aussi. Les paysans et l’AGRA ont présenté chacun leur vision pour la recherche agricole en Afrique. En général, l’analyse des paysans et les politiques qu’ils ont recommandées étaient sensiblement différentes de celles défendues par l’AGRA. Par exemple, les paysans ouest-africains étaient clairement opposés à la recherche qui conduit à la privatisation des semences et aux technologies semencières brevetées qui permettent aux entreprises de contrôler le secteur des semences. Les paysans ont également estimé que l’AGRA voyait à tort les semences paysannes locales comme étant non améliorées – niant ainsi que les paysans et paysannes effectuent un travail de sélection et d’amélioration des semences et des variétés.

Surtout, l’AGRA et les paysans africains ont situé leurs programmes de recherche respectifs dans des visions radicalement différentes de l’alimentation et de l’agriculture. Les paysannes et paysans ont affirmé qu’une vision de l’agriculture qui déconnecte et sépare la production cultivée des autres secteurs (élevage, pêche, sylviculture) est inacceptable. En faisant de la production cultivée sa seule priorité, l’AGRA provoque un déséquilibre que les paysans veulent éviter en Afrique de l’Ouest. Les paysans rejettent le modèle de développement de l’AGRA et le type d’agriculture qu’elle soutient qui, selon eux, promeut des exploitations plus grandes et la disparition des petites fermes familiales, tout en empoisonnant la terre, l’eau et la population. Les paysans ouest-africains en appellent plutôt à un programme de recherche qui soutient l’agriculture familiale et la souveraineté alimentaire.

Encadré 4 sources :
Pimbert, M.P, B. Boukary, A. Berson et K. Tranh Thanh, 2011. Democratising agricultural research for food sovereignty in West Africa. IIED, Londres.
APPG on Agroecology, CNOP, Kene conseils, Centre Djoliba, IRPAD et IIED, 2012. High level policy dialogue between the Alliance for a Green Revolution in Africa (AGRA) and small scale farmers on the priorities and governance of agricultural research for development in West Africa. Un reportage photo est disponible en anglais et en français.

Sous les feux de la rampe

Sous les feux de la rampe

Il n’est pas étonnant que les savoirs paysans, locaux et autochtones soient importants pour la souveraineté alimentaire. La souveraineté alimentaire a été développée par les paysans eux-mêmes. Elle est fondée sur leurs propres expériences et l’analyse collective – concept lancé pour la première fois par La Via Campesina. Depuis, un groupe grandissant d’acteurs divers ont enrichi ce concept dynamique en y ajoutant leurs propres points de vue.
Pour autant, au cours de ces dernières années, le rythme de l’innovation, de l’expérimentation et du dialogue relatif aux connaissances pour la souveraineté alimentaire semble s’intensifier. De nouvelles visions, approches et de nouveaux espaces pour la création de savoirs collectifs se font jour, dont certains font l’objet d’articles brefs dans notre newsletter. Ces développements reflètent l’importance croissante du mouvement de la souveraineté alimentaire dans les débats nationaux, régionaux et internationaux, le renforcement des alliances pour la souveraineté alimentaire, la confiance accrue du mouvement ainsi que l’approfondissement des crises auxquelles on doit faire face. Les mouvements sociaux sont de plus en plus conscients du fait que, pour mettre en œuvre la souveraineté alimentaire, il est nécessaire de disposer de connaissances radicalement différentes de celles que les institutions traditionnelles (universités, groupes de réflexion sur les politiques, gouvernements, grandes entreprises…) proposent.

Dialogue entre les divers acteurs

L’une des alliances les plus prometteuses en termes de développement des connaissances est celle nouée avec les peuples autochtones. En effet, au cours de ces dernières années, ce sont eux qui ont trouvé leur place avec le plus d’assurance dans le mouvement de la souveraineté alimentaire, et leurs contributions ont entraîné des effets profonds sur les concepts concernant les connaissances et les modes de savoirs pour la souveraineté alimentaire. Ils réclament la validité de leur propre épistémologie [« Epistémologie » se réfère aux théories de la connaissance, ce qui peut être connu et comment acquérir ces connaissances.] qui remet en question la vision du monde mécaniste de la science positiviste [Le positivisme est une philosophie de la science qui croit en une vérité objective. Cette doctrine se réclame de l’expérience scientifique et de la preuve des faits logique ou mathématique]. Par exemple, les paysans autochtones des Andes soutiennent que, pour développer la souveraineté alimentaire, ils s’appuient sur les savoirs qui sont ancrés dans leurs histories et rituels et qui sont enracinés dans les expériences tant du monde visible que du monde des rêves (cf. L’écho des campagnes 2). La collaboration entre les peuples autochtones et les spécialistes autochtones et « colons » du Canada a permis de contester les « méthodologies colonisatrices » de l’Université et de développer des méthodologies émancipatoires (cf. Encadré 1).

Il est crucial de créer des espaces pour un dialogue interrégional et transculturel ainsi qu’une formation mutuelle. Un mouvement global comme La Via Campesina (LVC) tire profit de sa diversité pour développer des réseaux horizontaux en vue de créer des connaissances. LVC a mis en route un important processus interne autodidacte de recherche. L’objectif de ce processus est d’identifier, de documenter, d’analyser et de « systématiser » (c’est-à-dire non seulement de documenter mais aussi d’analyser en ayant à l’esprit d’en tirer des leçons) les meilleurs exemples parmi les organisations membres d’Amérique, Afrique, Asie et Europe, dans les domaines de l’agro-écologie, des semences paysannes et d’autres aspects de la souveraineté alimentaire, comme les marchés locaux. Le but en est double : d’une part, développer leur propre matériel d’études, basé sur leurs expériences, avec plus de 40 centres de formation en agro-écologie pour les paysans et de nombreux centres de formation politique interne à LVC ; d’autre part, étayer les campagnes s’adressant à l’opinion publique et aux décideurs politiques avec des données prouvant que des alternatives existent, qu’elles fonctionnent et qu’elles devraient être soutenues par de meilleurs politiques publiques (cf. L’écho des campagnes 1).

Un autre exemple d’espace diversifié pour un apprentissage mutuel est l’initiative Démocratisation de la recherche sur l’alimentation et l’agriculture qui vise à créer des espaces sûrs dans lesquels les citoyens (producteurs d’aliments et consommateurs) peuvent mener des délibérations entre tous afin d’élaborer un système de recherche sur l’alimentation et l’agriculture démocratique et responsable envers l’ensemble de la société (www.excludedvoices.org). Plus particulièrement, l’approche méthodologique cherche à faciliter une conception participative des alternatives, c’est-à-dire une recherche agricole menée par les paysans et les citoyens (cf. Encadré 4). Depuis 2007, cette initiative à l’échelle mondiale s’est déployée dans l’Altiplano andin, en Asie du Sud, en Afrique de l’Ouest et en Asie occidentale. En septembre 2013, les partenaires de l’initiative Démocratisation de la recherche sur l’alimentation et l’agriculture ont organisé un atelier international pour partager les leçons et les réflexions venant d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine avec une communauté plus large de paysans européens, de décideurs politiques et de représentants des bailleurs de fonds. Connu sous l’intitulé Atelier St. Ulrich sur la démocratisation de la recherche agricole pour la souveraineté alimentaire et les cultures agraires paysannes, cet atelier international a rassemblé 95 participants de 17 pays. La plupart des participants étaient des paysans, dont la moitié de femmes. L’atelier St Ulrich a mis l’accent sur la nécessité de transformer à la fois les connaissances et les formes de connaissances pour la souveraineté alimentaire et les cultures agraires paysannes.

Engagement d’un dialogue critique entre spécialistes et militants…

Lors de la conférence « Souveraineté alimentaire : Un dialogue critique » ayant eu lieu à la Haye en janvier 2014, Elizabeth Mopfu, Coordinatrice générale de LVC, a invité les spécialistes à partager une critique constructive du concept de souveraineté alimentaire. « Nous voulons entendre vos doutes », a-t-elle déclaré. La présence de centaines de spécialistes, étudiants et militants à un tel forum indique autant l’intérêt croissant des chercheurs pour la souveraineté alimentaire que la volonté grandissante du mouvement de s’engager avec eux dans un dialogue critique et une collaboration (cf. Encadré 2).

…et travail conjoint en vue de remettre en question les politiques et la gouvernance

Les opportunités de collaboration avec les chercheurs sont parfois liées aux espaces politiques. Etant donné que le mouvement investit pour créer des espaces en vue d’une participation à la gouvernance de l’alimentation et de l’agriculture, il estime que le fait d’occuper ces espaces requiert la collaboration des chercheurs. Par exemple, le Comité international de planification pour la Souveraineté alimentaire (CIP), a joué un rôle clé dans la réforme du Comité sur la Sécurité alimentaire de l’ONU (CSA) ayant eu lieu en 2009. Suite à la crise alimentaire des années 2007-2008, il y eut une demande de réforme du système de gouvernance de l’alimentation et de l’agriculture. Le CIP a plaidé en faveur d’une gouvernance multilatérale avec un système un pays=une voix et avec une participation significative des organisations de petits producteurs d’aliments et autres OSC. Les propositions faites pour des mécanismes de gouvernance moins transparents, y compris de la part du G8, ont été finalement rejetées et le CSA réformé a été déclaré comme étant « la plateforme internationale et intergouvernementale la plus inclusive » pour la gouvernance de l’alimentation et de l’agriculture. Le CSA a constitué sa propre équipe d’experts – le Groupe d’experts de haut niveau sur la sécurité alimentaire et la nutrition (HLPE en anglais) – afin de fournir des apports pour le processus de décisions à partir d’analyses et de recommandations politiques. Le mandat du HLPE reconnaît dès le début l’importance des savoirs des « acteurs sociaux » et de l’expérience acquise sur le terrain. L’engagement des experts ayant des liens avec le mouvement de la souveraineté alimentaire dans le HLPE, ainsi que le travail plus important du CSA, a entraîné une augmentation des réseaux et une collaboration plus intense entre les spécialistes et les militants.

Concevoir des modes de connaissance multiples

Vu l’augmentation du nombre et de l’éventail des collaborations avec les chercheurs, il y a une plus grande prise de conscience de la nécessité de développer des méthodologies de recherche nouvelles et appropriées dans les cas où les co-investigateurs se basent sur des systèmes de connaissances différents. Les connaissances universitaires sont normalement considérées comme norme de validation supérieure. Or, pour d’autres systèmes de connaissances, il est particulièrement important de développer des méthodologies allant au-delà des connaissances rationnelles et d’expérimenter de multiples formes de connaissances comme l’humour, la musique, le théâtre, etc. La « Journée du dialogue sur les connaissances pour la Souveraineté alimentaire », ayant eu lieu immédiatement après le Dialogue critique à La Haye en janvier 2014, fut une telle expérience. Le dialogue a été ouvert à environ 70 militants et spécialistes invités qui possédaient une expérience de collaboration. Les organisateurs souhaitaient ouvrir, pendant une journée, un espace où les gens pouvaient faire preuve de leur créativité et curiosité en vue d’un dialogue collectif. Le sentiment exprimé était qu’on avait besoin d’un espace pour des conversations plus enjouées sans la pression d’essayer d’être efficace et d’arriver à un résultat [Voir le rapport ici]. Il s’agit donc d’une étape fondamentale en vue de développer une recherche d’égalisation des pouvoirs (cf. Encadré 3).
Etant donné que les opportunités de recherche et de collaboration entre différents secteurs sociaux augmentent, il devient important de partager les expériences et d’en tirer les leçons. Les rencontres face-à-face entre cultures, visions du monde et systèmes de connaissances doivent devenir plus fréquentes.

Bulletin n° 18 – Éditorial

Acquisition de connaissances pour la souveraineté alimentaire

Illustration: Tree 213, Toni Demuro tonidemuro.blogspot.ie

Dans de nombreuses parties du monde, il existe un mouvement qui élabore des connaissances pour la souveraineté alimentaire !
Les articles de la présente newsletter donnent un aperçu de ce qui se fait. Ils remettent en question l’hypothèse selon laquelle il n’existe qu’une seule vérité fondée sur des connaissances objectives. Ils soulignent que notre compréhension du monde est enrichie lorsque les approches sont multiples et les visions du monde diverses. Ils indiquent également que, pour avoir un dialogue d’égal à égal dans le cadre de ces diverses visions, il est nécessaire de trouver un langage commun. Il faut donc non seulement contester les connaissances théoriques mais également être ouverts à ce que les nôtres soient contestées.
Pour la souveraineté alimentaire, nous avons besoin de transformer radicalement les connaissances dominantes et les formes de savoirs. Afin de développer ces connaissances, il nous faut faire preuve d’humilité et respecter les diverses voix et points de vue. Nous devons être audacieux afin d’expérimenter des méthodes et des idées qui pourraient ne pas sembler « scientifiques » et travailler pour démontrer la qualité de nos processus d’enquête. Nous devons être joueurs pour naviguer avec agilité entre les nombreux obstacles tout en conservant notre curiosité en éveil. En ayant ces défis présents à l’esprit, une question se pose, et nous vous invitons à y réfléchir avec nous : Comment développer les qualités humaines dont nous avons besoin pour pouvoir acquérir ensemble les connaissances pour la souveraineté alimentaire ?

Maryam Rahmanian et Michel Pimbert